Journal d’entraînement – début 2021

par Caspar Schjelbred

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Pourquoi ce journal d’entraînement ?

Tenir un jour­nal d’entraînement aide non seule­ment à garder la disci­pline, mais c’est aussi très effi­cace pour établir un réel dialogue avec soi-même.

J’ai tenu ce jour­nal dans le but spéci­fique de le faire parta­ger ici et montrer ce à quoi peut ressem­bler la réali­té d’un entraî­ne­ment corpo­rel et créa­tif régu­lier. Si vous n’avez pas l’habitude de faire ce genre d’exercices tout seuls – j’espère que vous y trou­ve­rez un peu d’inspiration ou de moti­va­tion pour vous y mettre.

Et si vous avez déjà une pratique d’entraînement, alors bien­ve­nue dans mienne !

Prendre des notes pour les communiquer

La plupart du temps, je note des choses à la fois pendant et juste après une séance d’entraînement. Pendant, c’est extrê­me­ment lapi­daire, pour ne pas rompre le rythme d’un exer­cice. Après, c’est plus rédi­gé et souvent je découvre des nouvelles choses en écrivant.

Norma­le­ment, je ne m’adresse qu’à moi-même. Dans le présent jour­nal, j’ai imagi­né racon­ter mon expé­rience à quelqu’un qui a déjà parti­ci­pé à quelques stages avec moi. On se connaît un peu.

Je vous ai déjà deman­dé au moins une dizaine de fois de parta­ger votre expé­rience d’un exer­cice que vous venez de faire. Vous m’avez vu faire des démons­tra­tions d’une bonne partie des exer­cices de base. Nous avons discu­té de tout et n’importe quoi pendant une pause déjeu­ner ou à la fin de la jour­née dans un café autour d’un verre.

Mais peut-être ce n’est pas votre cas. On ne s’est jamais vu, même pas en visio. Ce n’est pas grave. J’ai quand même essayé d’écrire pour que ce soit compré­hen­sible pour quelqu’un qui ne connaît pas le travail que je propose. Il y a aussi un bon nombre de liens vers des vidéos de certains exer­cices, ça vous aide­ra à visua­li­ser ce dont je parle.

Autre chose ? Oui, quelques remarques pour contex­tua­li­ser l’entraînement rela­té dans ce journal.

Donner un exemple à suivre

Je ne m’entraîne pas tout le temps.

Je m’entraîne « régu­liè­re­ment régu­liè­re­ment » depuis un peu plus de dix ans. C’est-à-dire : il y a régu­liè­re­ment des périodes dans lesquelles je m’entraîne plus ou moins tous les jours. Une période peut durer de quelques semaines à plusieurs mois. Les pauses aussi.

À la base, je m’entraîne pour me sentir bien. Quand je jouais régu­liè­re­ment mon seul-en-scène « plus ou moins impro­vi­sé » Plan C, l’entraînement régu­lier a nour­ri le spec­tacle. Sinon je l’ai surtout utili­sé pour me tenir en forme – physi­que­ment et menta­le­ment. Pour ne pas dire spirituellement.

Je sais que ce n’est pas évident de se lancer dans un entraî­ne­ment créa­tif tout seul. Pour ma part, au début quand j’ai commen­cé à m’entraîner régu­liè­re­ment chez moi, j’ai unique­ment fait des exer­cices de mouve­ment. Ayant déjà fait huit ans d’improvisation théâ­trale, je pensais peut-être que c’était bon pour la créa­ti­vi­té. Que c’était acquis. Ou j’avais peut-être peur : c’était simple­ment trop bizarre d’improviser seul chez moi.

Quoi qu’il en soit, j’ai mis à peu près deux ans à en comprendre l’intérêt et/ou à mobi­li­ser le courage néces­saire pour m’y mettre. Et ce n’est qu’à partir de ce moment – quand j’ai commen­cé à faire des exer­cices créa­tifs tout seul régu­liè­re­ment – qu’il s’est passé des choses spectaculaires.

Se bouger les fesses

Cette fois j’ai repris mon entraî­ne­ment après une longue pause. Je n’ai pas eu d’activité physique en dehors des prome­nades très locales depuis mon dernier cours de danse clas­sique la dernière semaine d’octobre.

Pendant le premier confi­ne­ment en 2020 j’ai réus­si à tenir presque six semaines à m’entraîner envi­ron une heure par jour. Et j’ai commen­cé à courir aussi. Le second : je n’ai rien fait du tout.

Voilà – main­te­nant vous savez suffi­sam­ment sur mes habi­tudes d’entraînement pour pouvoir appré­cier ce que je rélate dans le journal.

Entrons dans les détails :

La première semaine : repartir de la base

J1 – lundi 11/01/2021 – Reprise et ennui

Je mets un album de Bob Dylan et sans trop réflé­chir je commence avec mon programme de base. Je me sens rouillé. Pas très flexible. Plutôt raide. Voilà comment ceux qui n’ont pas l’habitude de bouger doivent se sentir le premier jour de mes stages. Je suis complè­te­ment absor­bé par ma piètre condi­tion physique au début de l’entraînement. Au moins je connais le programme par cœur et arrive au moins à main­te­nir un certain rythme. Pour finir l’échauffement vocal je lis à haute voix en langues diffé­rentes. Prose de Strind­berg en suédois. Poésie en danois, anglais, fran­çais. Søren Ulrik Thom­sen, Leonard Cohen, Jules Super­vielle. Puis j’essaie un exer­cice de respi­ra­tion que j’ai voulu tester depuis quelques semaines. À la fin, j’arrive presque à tenir trois minutes en apnée, mais ne ressens pas l’effet escomp­té. À refaire demain. Les exer­cices créa­tifs m’ennuie un peu au début, mais je ressens une éclair­cie pendant Jo Ha Kyu et parviens à m’amuser un peu à partir de l’exercice suivant, les Six Direc­tions. Pour­quoi pas avant ? Les raisons que je connais déjà et que je redé­couvre régu­liè­re­ment : trop de volon­té et des vieux « il faut » qui remontent à la surface. Je pense à une phrase que j’ai enten­du récem­ment ; quelqu’un a dit que tout le monde adore les commen­ce­ments. C’est vrai. Moi aussi. J’aime commen­cer. Et je le fais excep­tion­nel­le­ment bien. Mais après cinq secondes j’en ai déjà marre de ce que je fais. Souvent. Parce qu’au lieu de jouer je me fais avoir par un « il faut » ? Proba­ble­ment. Je décide de créer un numé­ro. Ou plutôt un petit segment de numé­ro. Une minute maxi­mum. Je reviens sur l’improvisation qui m’a amusé le plus pendant les exer­cices précé­dents : un person­nage gour­mand devant une table dres­sée. Simple. Je dois me rappe­ler que c’est unique­ment pour moi et pour mon propre entraî­ne­ment. Non pas pour créer du nouveau ou quelque chose d’intéressant pour qui que ce soit. Je rejoue la situa­tion, décom­pose les actions, ajoute une entrée, un public imagi­naire. J’arrive à 45 secondes. C‘est assez drôle à jouer. Je trouve même un titre, en danois : « Voldæ­de­ren » (le goinfre – ou plus litté­ra­le­ment : celui qui bouffe avec violence).

J2 – mardi 12/01/2021 – Le calme existentiel

Aujourd’hui je choi­sis un disque de musique clas­sique. Ravel. J’ai l’impression que mes jambes sont encore plus raides qu’hier. Après la série initiale de mouve­ments toniques, ressen­tant des légères cour­ba­tures, je ferme les yeux et me mets à bouger de façon spon­ta­né. J’explore où ça tire, où ça fait un peu mal. Cinq ou dix minutes. Je me rappelle de l’idée de bouger unique­ment pour les sensa­tions. Je pense à la chan­son Riding for the Feeling de Bill Calla­han. Mais là pour l’instant c’est Ma Mère l’Oye. Après les Core Mecha­nics je saute l’éveil vocal et va direc­te­ment à l’exercice de respi­ra­tion. J’arrive à tenir les 3 minutes en apnée, il me semble, en faisant une espèce de « body scan ». Quoi qu’il en soit, je réus­sis à traver­ser un moment de panique, une vague d’angoisse (ou est-ce elle qui me traverse ?), et de l’autre côté je ressens un calme curieux. Je ne peux pas dire si j’ai pris un peu d’air ou pas. Je reste (?) en apnée encore 15–20 secondes après la sonne­rie. C’était ça l’effet recher­ché, ce calme fonda­men­tal, exis­ten­tiel même. J’enchaîne direc­te­ment avec les 7 solos pour lier l’entraînement créa­tif à ce senti­ment. Cette tran­quilli­té de l’esprit ancré dans le corps. J’existe, je vis, ça suffit. Je bouge, je fais des choses. Aussi. C’est très bien­fai­sant. Une parfaite équi­libre entre contrôle et lâcher prise. Voilà comment j’aimerais impro­vi­ser. Sur scène. Dans la vie. Je finis avec une lecture à haute voix. Pour le suédois, j’opte pour la poésie de Gunnar Ekelöf au lieu de Strind­berg. J’oublie complè­te­ment le numé­ro que j’avais commen­cé hier.

J3 – mercredi 13/01/2021 – Pas envie…

Je fais un peu n’importe quoi le matin et commence plus tard que prévu, vers 11h. Encore des cour­ba­tures. J’ai surtout envie d’avoir l’entraînement derrière, pas très envie de le faire. Alors je m’efforce de faire parti­cu­liè­re­ment atten­tion aux sensa­tions corpo­relles (les cour­ba­tures, ça aide) pour ne pas tomber dans le piège de « le faire pour l’avoir fait ». Je prends conscience d’un nouvel aspect du mouve­ment des bras dans l’exer­cice de bâtons indiens. Ça change complè­te­ment mon expé­rience de l’exercice. Il y a comme une ouver­ture laté­rale de l’espace autour de mon corps. Ça explique des choses. Wow. J’ai déjà hâte de le refaire demain. Pendant les exer­cices au sol des Core Mecha­nics j’ai des crampes aux jambes. L’exercice de respi­ra­tion est diffi­cile. Je n’arrive pas à faire plus de 2 min 30 d’apnée. À un moment donné mon esprit, ma volon­té, lâche. Puis je me retrouve tran­quille sans savoir ce qui s’est passé. Dans tous les cas : en train de respi­rer. C’est sans doute ce qui m’est arri­vé hier aussi. Les 7 solos : diffi­cile au début. Encore sous le joug des « il faut ». J’en ai marre. Je m’amuse à nouveau quand je pense que c’est unique­ment pour moi. Ce qui me fait aussi penser que ça n’a pas de sens. (Pour­quoi je fais ça ?) Je n’ai pas le temps de reve­nir sur mon ébauche de numé­ro parce que je dois me prépa­rer pour un cours en visio. Je suis un peu nerveux, je dois encore m’habituer à ce mode d’enseignement. Tout ça sur un fond de John Coltrane (Medi­ta­tions).

J4 – jeudi 14/01/2021 – Vouloir jusqu’au bout des doigts

Gueule de bois. J’attends le milieu de l’après-midi pour faire l’entraînement. Glenn Gould m’accompagne avec les varia­tions Gold­berg. Je retrouve le détail que j’ai décou­vert hier dans l’exercice de bâtons indien. Pas tout de suite. Il faut le vouloir. Jusqu’au bout des doigts. Ah les mains ! J’essaie de rester conscient des mains tout au long de tous les exer­cices de mouve­ment. C’est salu­taire. Les jambes – les fessiers, les hanches – vont un peu mieux aujourd’hui. Je devrais prendre quelques heures avec un livre d’anatomie pour enfin apprendre les noms de toutes les parties du corps. Même histoire que hier avec l’exercice de respi­ra­tion. Je ne dépasse pas les 2 min 30. Il va falloir utili­ser une vidéo pour me guider. Pour les 7 solos, je redé­couvre (encore une fois) que j’en ai un peu marre de faire la « version origi­nale » de chaque exer­cice. C’est-à-dire à l’improviste et sans objec­tif spéci­fique. Mais dès que je me donne la moindre instruc­tion ou ajoute une contrainte je retrouve de l’intérêt. Pendant l’une des impro­vi­sa­tions dans le « Nothing Exor­cise » je me suis concen­tré sur l’aspect person­nage de ce que j’étais en train de faire. Et voilà : je me suis même amusé. Le bonheur est dans le concret. De nouveau j’ai sauté l’ébauche de numé­ro. Hmm. J’ai une idée pour demain.

J5 – vendredi 15/01/2021 – Oh là là là là là là !

Je me réveille à 7h. Bien avant prévu, même si je me suis couché très tard (vers 2h30…). Donner un cours en visio hier soir m’a donné de l’énergie. Je ressens encore la moti­va­tion ! Travailler pour soi-même c’est bien, mais s’il n’y a pas de partage à un moment donné… à quoi bon tout ça ? Voir les autres travailler et faire des décou­vertes c’est ce que j’aime le plus. Le sens de mon entraî­ne­ment, c’est plus la recherche et l’enseignement que pour créer ou même faire du théâtre moi-même. Beau­coup plus. Je le savais déjà, mais c’est bon de le conce­voir clai­re­ment. De le ressen­tir. Aujourd’hui je commence ma séance avec l’exercice de respi­ra­tion. J’ai trou­vé une vidéo qui me guide [enle­vée de YouTube depuis]. Je dépasse les 3 minutes sans diffi­cul­té et sans perte de conscience. Les autres jours je n’ai pas fait correc­te­ment les respi­ra­tions prépa­ra­toires. Effec­ti­ve­ment, il vaut mieux se lais­ser guider au début. Je me sens bien. Je choi­sis un album du pianiste jazz Jean-Michel Pilc. Je retrouve la dyna­mique habi­tuelle dans les exer­cices de mouve­ment. Les mains. Lecture à haute voix. Ma voix change avec les langues diffé­rentes. J’ai du mal à ne pas tomber dans un faux accent de Stock­holm quand je lis en suédois. Étrange. Au lieu de travailler direc­te­ment le numé­ro dont j’ai esquis­sé un début lundi, je prends seule­ment l’idée du person­nage « Voldæ­de­ren » et l’explore à travers les 7 solos. Je me trouve à créer des situa­tions diverses et variées ainsi que d’autres person­nages d’un univers à la fois réel et fantas­tique. Le tout avec un rapport direct ou indi­rect à l’idée de ce goinfre. « Oh là là là là là là ! » est une excla­ma­tion avec laquelle je me suis bien amusée. Très versa­tile. Peut expri­mer bien des choses. J’ai bien comp­té les là. Six. Ou trois fois deux.

J6 – samedi 16/01/2021 – Pause

Je suis content d’avoir repris et content de faire une pause. C’était une bonne idée de tenir ce jour­nal d’entraînement. D’habitude, je ne le fais pas aussi systématiquement.

J7 – dimanche 17/01/2021 – Millimètre par millimètre

Je fais l’entraînement au milieu de l’après-midi. J’enchaîne tout et ça prend un peu plus d’une heure au total. Respi­ra­tion, mouve­ment, voix et créa­ti­vi­té. Je me sens en bonne forme. Je conti­nue à jouer avec l’idée du goinfre, mais ça ne m’intéresse pas parti­cu­liè­re­ment. Voire pas du tout. C’est l’écueil de créer de la fiction pour créer de la fiction… Telle­ment super­fi­ciel, facile. Ça ne me sert à rien d’autre que de m’épuiser. Il faut que j’arrête. Il faut reve­nir à la créa­tion d’un numé­ro. Mais quelque chose de choré­gra­phié. Tout simple. Un mini­mum de mime. Rester long­temps dans les poses. Bouger milli­mètre par milli­mètre. J’ai toujours aimé le ralen­ti. Le projet désor­mais : créer un numé­ro pour moi. Un numé­ro avec lequel je peux m’amuser. Impro­vi­ser des varia­tions. Jouer. Comme un morceau de musique. Un poème. Hier soir jusqu’à tard dans la nuit j’ai assis­té à la séance commé­mo­ra­tive dédiée à Mary Over­lie sur Zoom. Très touchant. Très inspi­rant. Je vais reprendre la pratique des Six View­points dès demain. Retrou­ver la base de la base.

Semaine 2 : questionnements fondamentaux

J8 – lundi 18/01/2021 – Retrouver la poésie du réel

Je m’entraîne pendant à peu près 3 heures. Une chose en amène une autre. D’abord presque une heure entière d’exercices de respi­ra­tion. J’ai commen­cé à lire un livre sur la respi­ra­tion hier soir ; ça m’a donné envie d’essayer des choses. Pendant les exer­cices de mouve­ment j’essaie de discrè­te­ment faire atten­tion à la respi­ra­tion. Je lis un peu à haute voix. Puis je passe 36 minutes dans les six « matières » pour retrou­ver la base de la base, comme je me le suis promis hier. C’est très apai­sant. Dans les six minutes consa­crées à chaque matière, je procède de la manière la plus simple et directe possible, selon la méthode de ques­tion-et-réponse que j’ai commen­cé à déve­lop­per il y a un an. C’est exac­te­ment ce qu’il me fallait. Du concret. Du vrai. Espace, Forme, Temps, Émotion, Mouve­ment, Histoire. À la fin, je pratique « ne rien faire » parce que ça m’amuse et quand le minu­teur sonne j’ai envie de conti­nuer comme ça. Alors je décide de me provo­quer en faisant les 7 solos. Ça se passe très bien – j’aborde les exer­cices d’une manière très diffé­rente par rapport à hier et toute la semaine dernière. Je reste dans la réali­té des six matières, surtout celle d’Émotion, jusqu’à l’exer­cice de mime où l’interprétation est offi­ciel­le­ment incluse. Là j’arrive à entrer plus posé­ment dans la fiction que d’habitude en conti­nuant à appli­quer la méthode de ques­tion-et-réponse. Dans les exer­cices suivants, la porte à la fiction reste ouverte ; je vois clai­re­ment ce qui se trouve de l’autre côté, mais je n’y entre pas. J’ai même l’impression que les images ou les idées deviennent plus distinctes. Du fait que je n’entre pas dans l’action. Que je ne fais rien d’autre que de rester présent… atten­tif, éveillé, conscient. Actif menta­le­ment. J’ai retrou­vé la poésie du réel.

J9 – mardi 19/01/2021 – Continuer à respirer

Moins d’exercices de respi­ra­tion pour commen­cer. Juste assez pour me sentir dans un état paisible. Je trouve un morceau de musique de médi­ta­tion que je laisse conti­nuer pour le reste de l’entraînement. Les équi­libres – ou les tenta­tives d’équilibre, dans mon cas – inclus dans les Core Mecha­nics commencent à ressem­bler à quelque chose. Je me sens très calme. Les mouve­ments m’intéressent. Je suis dedans. Sans doute l’effet de ma traver­sée des six matières hier. Encore diffi­cile de faire quelque chose de parti­cu­lier avec la respi­ra­tion en même temps que les mouve­ments. Au moins j’arrive faci­le­ment à respi­rer seule­ment par le nez. Par contre c’est très inté­res­sant de faire atten­tion à la respi­ra­tion pendant la lecture à haute voix. J’essaie de lire jusqu’au bout de mon souffle. Ça fait travailler le diaphragme. Et j’apprécie mieux chaque mot. Ainsi que la ponc­tua­tion. Je refais 6 minutes dans chaque matière. Émotion et Histoire restent les deux matières les plus stimu­lantes – c’est par là que je dois creu­ser. (Peut-être prendre une heure dans chacune bien­tôt ?) Pendant 2 ou 3 minutes je pour­suis la logique de regar­der derrière mon dos. Sans pour autant partir dans un déve­lop­pe­ment narra­tif. Je tourne et je tourne, je change parfois de côté. Ça pour­rait conti­nuer long­temps. Je fais les 7 solos comme hier. Avec un mini­mum d’interprétation et de fiction. C’est une lutte contre des vieilles habi­tudes d’impro théâtrale.

J10 – mercredi 20/01/2021 – Déraillement

Plus ou moins pareil qu’hier. Sauf une inter­rup­tion (télé­phone, ordi­na­teur, inter­net) au milieu qui coupe mon élan. J’ai un peu du mal à me concen­trer pendant les 6 x 6 minutes. Quelques petits moments inté­res­sants, notam­ment en Histoire où je pour­suis une logique aussi simple que celle d’hier, mais complè­te­ment autre : un essai de me recon­naître moi-même, grâce aux deux mains, comme un aveugle qui touche le visage de quelqu’un d’autre, puis aussi les bras et les jambes. C’est comme une sorte de dédou­ble­ment concret. Quelle main touche et laquelle est touchée – quand les deux mains se touchent ? Les exer­cices créa­tifs après m’ennuient. Je me sens complè­te­ment déraillé. Je n’ai pas envie, mais conti­nue quand même et essaie surtout d’accepter mon état. Ça ne sert à rien de forcer. Je recon­nais l’envie d’arriver au bout de la séance…

J11 – jeudi 21/01/2021 – Avoir un but concret : un spectacle !

L’entraînement prend 1h45min. Je le cale juste avant que je dois partir pour jouer un spec­tacle avec les Impro­fes­sio­nals dans une entre­prise. Ça fait plus d’un an que je n’ai pas fait d’impro. La dernière fois c’était à l’Improviste à Bruxelles en décembre 2019, invi­té par mon amie Kelly Agathos qui dirige la compa­gnie Impro­Bubble. J’oriente mon entraî­ne­ment vers les quali­tés dont le spec­tacle aura besoin : éner­gie, entrain, imagi­na­tion, expres­sion verbale. Dès les exer­cices de mouve­ment je sens que c’est diffé­rent par rapport aux autres jours. Je suis d’attaque au lieu de « rester en arrière » dans une posi­tion d’observation. Tour­né vers l’extérieur, vers le monde. Quelle diffé­rence dans l’intention et l’attitude ! Avoir un objec­tif concret ça change tout. Évidem­ment. J’aborde les six matières de manière ludique. Je joue pour de vrai avec ce qui est là, autour de moi, au lieu de me foca­li­ser exclu­si­ve­ment sur mon expé­rience inté­rieure. Je me retrouve sous mon bureau, puis sous – et sur – la table de cuisine. Je verse du café au sol parce que je me perds un instant dans la forme de la cafe­tière (j’observe comment l’ouverture – un cercle – devient une ellipse et fina­le­ment une ligne quand je l’incline). Je fais six minutes de Mouve­ment au ralen­ti parce que j’aime ça. Puis je passe dans l’univers de Fran­cis Bacon avec ses senti­ments char­nels et visions tordues que j’obtiens en malaxant mon visage comme si c’était de la viande. C’est en train de deve­nir tout un exer­cice à part. Je fais des lectures à haute voix en anglais unique­ment en bien goûtant les mots. Les 7 solos sont tour­nés vers l’imaginaire. Je crée des person­nages et joue des situa­tions absurdes. Je m’amuse. J’ai hâte de jouer avec les autres.

J12 – vendredi 22/01/2021 – Comme une espèce de clown désespéré

J’essaie de copier le succès d’hier tout en sachant que ça ne marche quasi­ment jamais… Pour la partie pure­ment corpo­relle ça marche très bien. C’est une opéra­tion tech­nique facile à gérer. Pour les six matières, je retrouve à peu près la moitié de l’intérêt que j’ai éprou­vé hier. Je trouve quelques nouvelles pers­pec­tives sur mon demeure. L’exercice de Fran­cis Bacon devient encore plus inté­res­sant en se regar­dant dans un miroir. C’est une expé­rience rimbal­dienne : je vois vrai­ment un autre. Ce visage n’est pas moi, et pour­tant je le ressens pour de vrai. Pendant le mouve­ment au ralen­ti, je note que c’est du grand n’importe quoi – au sens péjo­ra­tif du terme – quand le mouve­ment n’est pas spéci­fique. Ça corres­pond à la véri­té géné­rale de cette séance : n’ayant pas d’objectif concret en vue, pour­quoi je le fais ? Je peux très bien faire semblant. J’ai assez de disci­pline pour ça. Je suis parfai­te­ment capable de m’entraîner pour m’entraîner. Mais ça ce n’est que l’obstination de quelqu’un de fonda­men­ta­le­ment perdu. Deve­nir virtuose et perdre son âme – non merci. Bon, je conti­nue. À un moment donné, j’ai un presque-déclic, très furtif. Il y a – quelque part dans le brouillard – quelque chose que j’ai envie de travailler artis­ti­que­ment. Pour en faire quelque chose qui vaut d’être parta­gé. Quelque chose qui pour­rait provo­quer des senti­ments, des inter­ro­ga­tions ressen­ties… Hmm. Je dois conti­nuer à péné­trer dans ce brouillard. Je me souviens main­te­nant que j’ai eu le même pres­sen­ti­ment plus tôt dans la semaine. Au moins une fois. Et avant ça aussi. La prochaine fois que ça m’arrive, l’effleurement de ce « quelque chose », je dois le pour­suivre. Voilà un objec­tif pour la suite. C’est comme aller à la pêche. Je n’ai qu’à bien choi­sir l’hameçon et l’appât, cher­cher un bon endroit et patien­ter… Pour les 7 solos, je m’amuse à ne pas impro­vi­ser. Ou faire semblant de ne pas impro­vi­ser. Ou essayer de convaincre quelqu’un que ce que je suis en train de faire n’est pas de l’improvisation, mais de la créa­tion, de l’interprétation, du jeu…  Tout ça à haute voix en anglais. C’est drôle. Comme une espèce de clown déses­pé­ré. Je me sens très bien après.

J13 – samedi 23/01/2021 – Pause

Un vrai senti­ment de week-end.

J14 – dimanche 24/01/2021 – Pause

Je réflé­chis quand même à la semaine d’entraînement à venir.

Troisième semaine : marionnette et marionnettiste

J15 – lundi 25/01/2021 – Recadrage

D’abord je me pose une bonne demi-heure pour résu­mer les réflexions que je me suis faites pendant le week-end à propos de mon entraî­ne­ment. Surtout les objec­tifs. Pour­quoi je le fais. Conclu­sion : d’abord, c’est pour me sentir bien, le pur bien-être. Puis il y a le « R&D » (recherche et déve­lop­pe­ment) qui se scinde en deux : technique/didactique et esthétique/artistique. C’est la dernière partie où je tourne en rond. Je ne sais pas ce que je veux. Au lieu d’improviser à l’aveugle, je vais mettre les 7 solos de côté pour un moment, me recen­trer sur les six matières et là-dedans me lais­ser guider unique­ment par ce qui m’intéresse. Lais­ser venir. Raccour­cir un peu le programme c’est bien aussi. Sinon ça risque seule­ment de deve­nir une corvée. Je fais 30 minutes de respi­ra­tion, 20 minutes de mouve­ment, 36 minutes de recherche. C’est très bien. Pendant les 36 minutes je travaille et joue presque unique­ment avec les bras et les mains. Je ne « déve­loppe » rien, mais je trouve des choses qui m’intéressent. Très satis­fai­sant. C’est presque un soula­ge­ment de ne pas être « créa­tif » (au sens de créer de la fiction). Ça donne à réfléchir…

J16 – mardi 26/01/2021 – Séance bâclée

Je fais presque pareil qu’hier. Sauf je fais seule­ment la moitié de la partie recherche. Je dois partir en banlieue au milieu de la jour­née pour donner un cours d’impro en anglais dans un collège. Pour être sûr de pouvoir partir à l’heure je prends ma douche et mon déjeu­ner en finis­sant ma recherche dans l’Espace, l’Émotion, le Temps. Enfin j’essaie. Ça marche par moment. La logique des actions quoti­diennes est forte. J’ai surtout l’impression de faire un exer­cice de déve­lop­pe­ment person­nel du style « vivre le quoti­dien en pleine conscience ». Pour dire ce qu’il en est : j’ai bâclé la fin de l’entraînement. Je ne suis pas très satis­fait de la mati­née en partant. Avant d’avoir bâclé, je me suis concen­tré sur les jambes, le contact au sol, la gravi­té. Au moins il y avait ça.

J17 – mercredi 27/01/2021 – Apparemment j’ai envie…

Superbe séance aujourd’hui. J’aurais pu conti­nuer ! Les exer­cices de respi­ra­tion marchent vrai­ment mieux à jeun. Je suis en géné­ral plus récep­tif à tout quand je n’ai pas mangé depuis au moins une dizaine d’heures. Hier et avant-hier je me suis concen­tré sur la flui­di­té de l’enchaînement pendant Core Mecha­nics et cete­ra, aujourd’hui je fais les mouve­ments le plus rapi­de­ment possible. Ça me donne une bonne éner­gie – une bonne humeur – pour l’exploration des six matières. Les hanches et le bassin sont à l’honneur. C’est un choix spon­ta­né. L’ordre aussi : Mouve­ment, Émotion, Forme, Espace, Temps, Histoire. Pour les quatre premières matières c’est de la pure recherche. J’expérimente, j’observe, je note (menta­le­ment). Puis quand j’arrive au Temps – je commence spon­ta­né­ment à déve­lop­per des rythmes. (Ça aide sans doute qu’il y a un rythme exté­rieur très présent : les bruits régu­liers de la machine à laver que j’ai mise en marche après les exer­cices de respi­ra­tion.) Je délaisse mon atti­tude désin­té­res­sée, propre à la recherche fonda­men­tale, et pour­suis simple­ment ce qui se meut en moi. Je fais ce que je fais parce qu’apparemment j’ai envie de le faire. Je danse. Fina­le­ment, en Histoire, je me trouve tout de suite à jouer avec une logique de marion­nette. Une histoire où le drame se joue dans la diver­gence entre un fil (unique) atta­ché à la tête et la volon­té des jambes. Il y a de quoi faire ! J’imagine bien un numé­ro à partir de ça.

J18 – jeudi 28/01/2021 – Trop tard

La jour­née commence bien, je fais les exer­cices de respi­ra­tion dans le lit dès que je me réveille et garde le reste pour l’après-midi. Au final, je commence assez tard, trop tard, vers 17h. Plus très moti­vé. J’écoute le seul album que j’ai de Bremer/McCoy. Très « easy liste­ning », très doux, pas forcé­ment une bonne idée. Je suis expé­di­tif dans les exer­cices de mouve­ment, ça fait monter l’énergie et curieu­se­ment ça améliore la quali­té de mes presque-équi­libres. Pour les six matières, je commence encore avec Mouve­ment – en jouant avec le sens de l’équilibre je trouve une quali­té de mouve­ment qui m’intéresse et qui devient une sorte de danse. En Histoire je reprends la logique de la marion­nette d’hier. Il me faut quelques minutes pour vrai­ment entrer dedans. L’aspect qui m’intéresse le plus aujourd’hui est simple­ment de rester debout, le haut du corps affa­lé, penché en avant.

J19 – vendredi 29/01/2021 – Musique et spontanéité

Je fais la respi­ra­tion dès le matin comme hier. Le reste au début de l’après-midi en écou­tant David Bowie (Black Star en entier, puis le début de Live at the Beeb). J’essaie de faire un maxi­mum des mouve­ments avec les yeux fermés. Expé­rience très diffé­rente. Je suis beau­coup plus conscient des sensa­tions. Par contre, je perds faci­le­ment l’équilibre. Dans chacune des six matières c’est la spon­ta­néi­té qui règne. Je me laisse influen­cer par la musique. Surtout dans Temps et Émotion. La rela­tion entre rythme et senti­ment est fasci­nante. La quali­té des sons – y compris la voix de David Bowie – joue aussi. Encore une fois je reviens à la logique de la marion­nette. Consi­dé­rer les jambes comme indé­pen­dantes et ayant leur propre vie m’amuse toujours. J’ajoute un fil en bas du dos pour pouvoir jouer avec l’inclinaison du bassin aussi. Je dois relire Kleist.

J20 – samedi 30/01/2021 – Pause

Encore l’impression d’avoir un vrai week-end…

J21 – dimanche 31/01/2021 – Montmartre – BnF aller-retour

Je me balade dans Paris pendant presque six heures avec un bon ami. Artiste peintre, il sait voir. C’est une véri­table expé­di­tion. Nous voyons plein de choses. Un entraî­ne­ment tout natu­rel et sans effort.

Quelques conclusions

1° Je retiens la néces­si­té pour moi de reve­nir à ce que j’appelle « la base de la base » : corps & perception.

2° Aussi l’importance d’avoir un objec­tif person­nel. Quelque chose qui s’impose de l’intérieur. (Je n’ai pas termi­né de réflé­chir là-dessus. Ni en géné­ral ni en particulier.)

3° Et surtout : me tour­ner vers le monde. Ce sont les autres – dont vous, si vous avez lu jusqu’ici ! – qui au final donnent un sens à ce que je fais.

Rien de très nouveau dans tout ça. Mais il y a une sacrée diffé­rence entre croire le savoir et le réac­tua­li­ser dans la pratique.

Mettre des mots sur mon expé­rience dans un jour­nal d’entraînement m’aide à comprendre où j’en suis. C’est évident. Et tout aussi impor­tant, plus tard : à voir par où je suis passé. Les bêtises, les illu­sions, les joies et les illu­mi­na­tions. Il y en aura encore de toutes sortes. C’est la vie…

Published: février 9, 2021

Last modified: janvier 3, 2023

  • Merci pour l’effort et le partage. Inté­res­sant jour­nal, dont la lecture permet de se sentir moins seul dans les galères et les joies de l’entraînement 🙂

  • Merci pour ces obser­va­tions qui me donnent l’envie de pour­suivre la « recherche ». Cela m’a déjà beau­coup appor­té jusqu’ici tes cours notam­ment sur plusieurs aspects (corps mouve­ment éner­gie quali­té de mes représentations)
    Alors merci !

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