Pourquoi ce journal d’entraînement ?
Tenir un journal d’entraînement aide non seulement à garder la discipline, mais c’est aussi très efficace pour établir un réel dialogue avec soi-même.
J’ai tenu ce journal dans le but spécifique de le faire partager ici et montrer ce à quoi peut ressembler la réalité d’un entraînement corporel et créatif régulier. Si vous n’avez pas l’habitude de faire ce genre d’exercices tout seuls – j’espère que vous y trouverez un peu d’inspiration ou de motivation pour vous y mettre.
Et si vous avez déjà une pratique d’entraînement, alors bienvenue dans mienne !
Prendre des notes pour les communiquer
La plupart du temps, je note des choses à la fois pendant et juste après une séance d’entraînement. Pendant, c’est extrêmement lapidaire, pour ne pas rompre le rythme d’un exercice. Après, c’est plus rédigé et souvent je découvre des nouvelles choses en écrivant.
Normalement, je ne m’adresse qu’à moi-même. Dans le présent journal, j’ai imaginé raconter mon expérience à quelqu’un qui a déjà participé à quelques stages avec moi. On se connaît un peu.
Je vous ai déjà demandé au moins une dizaine de fois de partager votre expérience d’un exercice que vous venez de faire. Vous m’avez vu faire des démonstrations d’une bonne partie des exercices de base. Nous avons discuté de tout et n’importe quoi pendant une pause déjeuner ou à la fin de la journée dans un café autour d’un verre.
Mais peut-être ce n’est pas votre cas. On ne s’est jamais vu, même pas en visio. Ce n’est pas grave. J’ai quand même essayé d’écrire pour que ce soit compréhensible pour quelqu’un qui ne connaît pas le travail que je propose. Il y a aussi un bon nombre de liens vers des vidéos de certains exercices, ça vous aidera à visualiser ce dont je parle.
Autre chose ? Oui, quelques remarques pour contextualiser l’entraînement relaté dans ce journal.
Donner un exemple à suivre
Je ne m’entraîne pas tout le temps.
Je m’entraîne « régulièrement régulièrement » depuis un peu plus de dix ans. C’est-à-dire : il y a régulièrement des périodes dans lesquelles je m’entraîne plus ou moins tous les jours. Une période peut durer de quelques semaines à plusieurs mois. Les pauses aussi.
À la base, je m’entraîne pour me sentir bien. Quand je jouais régulièrement mon seul-en-scène « plus ou moins improvisé » Plan C, l’entraînement régulier a nourri le spectacle. Sinon je l’ai surtout utilisé pour me tenir en forme – physiquement et mentalement. Pour ne pas dire spirituellement.
Je sais que ce n’est pas évident de se lancer dans un entraînement créatif tout seul. Pour ma part, au début quand j’ai commencé à m’entraîner régulièrement chez moi, j’ai uniquement fait des exercices de mouvement. Ayant déjà fait huit ans d’improvisation théâtrale, je pensais peut-être que c’était bon pour la créativité. Que c’était acquis. Ou j’avais peut-être peur : c’était simplement trop bizarre d’improviser seul chez moi.
Quoi qu’il en soit, j’ai mis à peu près deux ans à en comprendre l’intérêt et/ou à mobiliser le courage nécessaire pour m’y mettre. Et ce n’est qu’à partir de ce moment – quand j’ai commencé à faire des exercices créatifs tout seul régulièrement – qu’il s’est passé des choses spectaculaires.
Se bouger les fesses
Cette fois j’ai repris mon entraînement après une longue pause. Je n’ai pas eu d’activité physique en dehors des promenades très locales depuis mon dernier cours de danse classique la dernière semaine d’octobre.
Pendant le premier confinement en 2020 j’ai réussi à tenir presque six semaines à m’entraîner environ une heure par jour. Et j’ai commencé à courir aussi. Le second : je n’ai rien fait du tout.
Voilà – maintenant vous savez suffisamment sur mes habitudes d’entraînement pour pouvoir apprécier ce que je rélate dans le journal.
Entrons dans les détails :
La première semaine : repartir de la base
J1 – lundi 11/01/2021 – Reprise et ennui
Je mets un album de Bob Dylan et sans trop réfléchir je commence avec mon programme de base. Je me sens rouillé. Pas très flexible. Plutôt raide. Voilà comment ceux qui n’ont pas l’habitude de bouger doivent se sentir le premier jour de mes stages. Je suis complètement absorbé par ma piètre condition physique au début de l’entraînement. Au moins je connais le programme par cœur et arrive au moins à maintenir un certain rythme. Pour finir l’échauffement vocal je lis à haute voix en langues différentes. Prose de Strindberg en suédois. Poésie en danois, anglais, français. Søren Ulrik Thomsen, Leonard Cohen, Jules Supervielle. Puis j’essaie un exercice de respiration que j’ai voulu tester depuis quelques semaines. À la fin, j’arrive presque à tenir trois minutes en apnée, mais ne ressens pas l’effet escompté. À refaire demain. Les exercices créatifs m’ennuie un peu au début, mais je ressens une éclaircie pendant Jo Ha Kyu et parviens à m’amuser un peu à partir de l’exercice suivant, les Six Directions. Pourquoi pas avant ? Les raisons que je connais déjà et que je redécouvre régulièrement : trop de volonté et des vieux « il faut » qui remontent à la surface. Je pense à une phrase que j’ai entendu récemment ; quelqu’un a dit que tout le monde adore les commencements. C’est vrai. Moi aussi. J’aime commencer. Et je le fais exceptionnellement bien. Mais après cinq secondes j’en ai déjà marre de ce que je fais. Souvent. Parce qu’au lieu de jouer je me fais avoir par un « il faut » ? Probablement. Je décide de créer un numéro. Ou plutôt un petit segment de numéro. Une minute maximum. Je reviens sur l’improvisation qui m’a amusé le plus pendant les exercices précédents : un personnage gourmand devant une table dressée. Simple. Je dois me rappeler que c’est uniquement pour moi et pour mon propre entraînement. Non pas pour créer du nouveau ou quelque chose d’intéressant pour qui que ce soit. Je rejoue la situation, décompose les actions, ajoute une entrée, un public imaginaire. J’arrive à 45 secondes. C‘est assez drôle à jouer. Je trouve même un titre, en danois : « Voldæderen » (le goinfre – ou plus littéralement : celui qui bouffe avec violence).
J2 – mardi 12/01/2021 – Le calme existentiel
Aujourd’hui je choisis un disque de musique classique. Ravel. J’ai l’impression que mes jambes sont encore plus raides qu’hier. Après la série initiale de mouvements toniques, ressentant des légères courbatures, je ferme les yeux et me mets à bouger de façon spontané. J’explore où ça tire, où ça fait un peu mal. Cinq ou dix minutes. Je me rappelle de l’idée de bouger uniquement pour les sensations. Je pense à la chanson Riding for the Feeling de Bill Callahan. Mais là pour l’instant c’est Ma Mère l’Oye. Après les Core Mechanics je saute l’éveil vocal et va directement à l’exercice de respiration. J’arrive à tenir les 3 minutes en apnée, il me semble, en faisant une espèce de « body scan ». Quoi qu’il en soit, je réussis à traverser un moment de panique, une vague d’angoisse (ou est-ce elle qui me traverse ?), et de l’autre côté je ressens un calme curieux. Je ne peux pas dire si j’ai pris un peu d’air ou pas. Je reste (?) en apnée encore 15–20 secondes après la sonnerie. C’était ça l’effet recherché, ce calme fondamental, existentiel même. J’enchaîne directement avec les 7 solos pour lier l’entraînement créatif à ce sentiment. Cette tranquillité de l’esprit ancré dans le corps. J’existe, je vis, ça suffit. Je bouge, je fais des choses. Aussi. C’est très bienfaisant. Une parfaite équilibre entre contrôle et lâcher prise. Voilà comment j’aimerais improviser. Sur scène. Dans la vie. Je finis avec une lecture à haute voix. Pour le suédois, j’opte pour la poésie de Gunnar Ekelöf au lieu de Strindberg. J’oublie complètement le numéro que j’avais commencé hier.
J3 – mercredi 13/01/2021 – Pas envie…
Je fais un peu n’importe quoi le matin et commence plus tard que prévu, vers 11h. Encore des courbatures. J’ai surtout envie d’avoir l’entraînement derrière, pas très envie de le faire. Alors je m’efforce de faire particulièrement attention aux sensations corporelles (les courbatures, ça aide) pour ne pas tomber dans le piège de « le faire pour l’avoir fait ». Je prends conscience d’un nouvel aspect du mouvement des bras dans l’exercice de bâtons indiens. Ça change complètement mon expérience de l’exercice. Il y a comme une ouverture latérale de l’espace autour de mon corps. Ça explique des choses. Wow. J’ai déjà hâte de le refaire demain. Pendant les exercices au sol des Core Mechanics j’ai des crampes aux jambes. L’exercice de respiration est difficile. Je n’arrive pas à faire plus de 2 min 30 d’apnée. À un moment donné mon esprit, ma volonté, lâche. Puis je me retrouve tranquille sans savoir ce qui s’est passé. Dans tous les cas : en train de respirer. C’est sans doute ce qui m’est arrivé hier aussi. Les 7 solos : difficile au début. Encore sous le joug des « il faut ». J’en ai marre. Je m’amuse à nouveau quand je pense que c’est uniquement pour moi. Ce qui me fait aussi penser que ça n’a pas de sens. (Pourquoi je fais ça ?) Je n’ai pas le temps de revenir sur mon ébauche de numéro parce que je dois me préparer pour un cours en visio. Je suis un peu nerveux, je dois encore m’habituer à ce mode d’enseignement. Tout ça sur un fond de John Coltrane (Meditations).
J4 – jeudi 14/01/2021 – Vouloir jusqu’au bout des doigts
Gueule de bois. J’attends le milieu de l’après-midi pour faire l’entraînement. Glenn Gould m’accompagne avec les variations Goldberg. Je retrouve le détail que j’ai découvert hier dans l’exercice de bâtons indien. Pas tout de suite. Il faut le vouloir. Jusqu’au bout des doigts. Ah les mains ! J’essaie de rester conscient des mains tout au long de tous les exercices de mouvement. C’est salutaire. Les jambes – les fessiers, les hanches – vont un peu mieux aujourd’hui. Je devrais prendre quelques heures avec un livre d’anatomie pour enfin apprendre les noms de toutes les parties du corps. Même histoire que hier avec l’exercice de respiration. Je ne dépasse pas les 2 min 30. Il va falloir utiliser une vidéo pour me guider. Pour les 7 solos, je redécouvre (encore une fois) que j’en ai un peu marre de faire la « version originale » de chaque exercice. C’est-à-dire à l’improviste et sans objectif spécifique. Mais dès que je me donne la moindre instruction ou ajoute une contrainte je retrouve de l’intérêt. Pendant l’une des improvisations dans le « Nothing Exorcise » je me suis concentré sur l’aspect personnage de ce que j’étais en train de faire. Et voilà : je me suis même amusé. Le bonheur est dans le concret. De nouveau j’ai sauté l’ébauche de numéro. Hmm. J’ai une idée pour demain.
J5 – vendredi 15/01/2021 – Oh là là là là là là !
Je me réveille à 7h. Bien avant prévu, même si je me suis couché très tard (vers 2h30…). Donner un cours en visio hier soir m’a donné de l’énergie. Je ressens encore la motivation ! Travailler pour soi-même c’est bien, mais s’il n’y a pas de partage à un moment donné… à quoi bon tout ça ? Voir les autres travailler et faire des découvertes c’est ce que j’aime le plus. Le sens de mon entraînement, c’est plus la recherche et l’enseignement que pour créer ou même faire du théâtre moi-même. Beaucoup plus. Je le savais déjà, mais c’est bon de le concevoir clairement. De le ressentir. Aujourd’hui je commence ma séance avec l’exercice de respiration. J’ai trouvé une vidéo qui me guide [enlevée de YouTube depuis]. Je dépasse les 3 minutes sans difficulté et sans perte de conscience. Les autres jours je n’ai pas fait correctement les respirations préparatoires. Effectivement, il vaut mieux se laisser guider au début. Je me sens bien. Je choisis un album du pianiste jazz Jean-Michel Pilc. Je retrouve la dynamique habituelle dans les exercices de mouvement. Les mains. Lecture à haute voix. Ma voix change avec les langues différentes. J’ai du mal à ne pas tomber dans un faux accent de Stockholm quand je lis en suédois. Étrange. Au lieu de travailler directement le numéro dont j’ai esquissé un début lundi, je prends seulement l’idée du personnage « Voldæderen » et l’explore à travers les 7 solos. Je me trouve à créer des situations diverses et variées ainsi que d’autres personnages d’un univers à la fois réel et fantastique. Le tout avec un rapport direct ou indirect à l’idée de ce goinfre. « Oh là là là là là là ! » est une exclamation avec laquelle je me suis bien amusée. Très versatile. Peut exprimer bien des choses. J’ai bien compté les là. Six. Ou trois fois deux.
J6 – samedi 16/01/2021 – Pause
Je suis content d’avoir repris et content de faire une pause. C’était une bonne idée de tenir ce journal d’entraînement. D’habitude, je ne le fais pas aussi systématiquement.
J7 – dimanche 17/01/2021 – Millimètre par millimètre
Je fais l’entraînement au milieu de l’après-midi. J’enchaîne tout et ça prend un peu plus d’une heure au total. Respiration, mouvement, voix et créativité. Je me sens en bonne forme. Je continue à jouer avec l’idée du goinfre, mais ça ne m’intéresse pas particulièrement. Voire pas du tout. C’est l’écueil de créer de la fiction pour créer de la fiction… Tellement superficiel, facile. Ça ne me sert à rien d’autre que de m’épuiser. Il faut que j’arrête. Il faut revenir à la création d’un numéro. Mais quelque chose de chorégraphié. Tout simple. Un minimum de mime. Rester longtemps dans les poses. Bouger millimètre par millimètre. J’ai toujours aimé le ralenti. Le projet désormais : créer un numéro pour moi. Un numéro avec lequel je peux m’amuser. Improviser des variations. Jouer. Comme un morceau de musique. Un poème. Hier soir jusqu’à tard dans la nuit j’ai assisté à la séance commémorative dédiée à Mary Overlie sur Zoom. Très touchant. Très inspirant. Je vais reprendre la pratique des Six Viewpoints dès demain. Retrouver la base de la base.
Semaine 2 : questionnements fondamentaux
J8 – lundi 18/01/2021 – Retrouver la poésie du réel
Je m’entraîne pendant à peu près 3 heures. Une chose en amène une autre. D’abord presque une heure entière d’exercices de respiration. J’ai commencé à lire un livre sur la respiration hier soir ; ça m’a donné envie d’essayer des choses. Pendant les exercices de mouvement j’essaie de discrètement faire attention à la respiration. Je lis un peu à haute voix. Puis je passe 36 minutes dans les six « matières » pour retrouver la base de la base, comme je me le suis promis hier. C’est très apaisant. Dans les six minutes consacrées à chaque matière, je procède de la manière la plus simple et directe possible, selon la méthode de question-et-réponse que j’ai commencé à développer il y a un an. C’est exactement ce qu’il me fallait. Du concret. Du vrai. Espace, Forme, Temps, Émotion, Mouvement, Histoire. À la fin, je pratique « ne rien faire » parce que ça m’amuse et quand le minuteur sonne j’ai envie de continuer comme ça. Alors je décide de me provoquer en faisant les 7 solos. Ça se passe très bien – j’aborde les exercices d’une manière très différente par rapport à hier et toute la semaine dernière. Je reste dans la réalité des six matières, surtout celle d’Émotion, jusqu’à l’exercice de mime où l’interprétation est officiellement incluse. Là j’arrive à entrer plus posément dans la fiction que d’habitude en continuant à appliquer la méthode de question-et-réponse. Dans les exercices suivants, la porte à la fiction reste ouverte ; je vois clairement ce qui se trouve de l’autre côté, mais je n’y entre pas. J’ai même l’impression que les images ou les idées deviennent plus distinctes. Du fait que je n’entre pas dans l’action. Que je ne fais rien d’autre que de rester présent… attentif, éveillé, conscient. Actif mentalement. J’ai retrouvé la poésie du réel.
J9 – mardi 19/01/2021 – Continuer à respirer
Moins d’exercices de respiration pour commencer. Juste assez pour me sentir dans un état paisible. Je trouve un morceau de musique de méditation que je laisse continuer pour le reste de l’entraînement. Les équilibres – ou les tentatives d’équilibre, dans mon cas – inclus dans les Core Mechanics commencent à ressembler à quelque chose. Je me sens très calme. Les mouvements m’intéressent. Je suis dedans. Sans doute l’effet de ma traversée des six matières hier. Encore difficile de faire quelque chose de particulier avec la respiration en même temps que les mouvements. Au moins j’arrive facilement à respirer seulement par le nez. Par contre c’est très intéressant de faire attention à la respiration pendant la lecture à haute voix. J’essaie de lire jusqu’au bout de mon souffle. Ça fait travailler le diaphragme. Et j’apprécie mieux chaque mot. Ainsi que la ponctuation. Je refais 6 minutes dans chaque matière. Émotion et Histoire restent les deux matières les plus stimulantes – c’est par là que je dois creuser. (Peut-être prendre une heure dans chacune bientôt ?) Pendant 2 ou 3 minutes je poursuis la logique de regarder derrière mon dos. Sans pour autant partir dans un développement narratif. Je tourne et je tourne, je change parfois de côté. Ça pourrait continuer longtemps. Je fais les 7 solos comme hier. Avec un minimum d’interprétation et de fiction. C’est une lutte contre des vieilles habitudes d’impro théâtrale.
J10 – mercredi 20/01/2021 – Déraillement
Plus ou moins pareil qu’hier. Sauf une interruption (téléphone, ordinateur, internet) au milieu qui coupe mon élan. J’ai un peu du mal à me concentrer pendant les 6 x 6 minutes. Quelques petits moments intéressants, notamment en Histoire où je poursuis une logique aussi simple que celle d’hier, mais complètement autre : un essai de me reconnaître moi-même, grâce aux deux mains, comme un aveugle qui touche le visage de quelqu’un d’autre, puis aussi les bras et les jambes. C’est comme une sorte de dédoublement concret. Quelle main touche et laquelle est touchée – quand les deux mains se touchent ? Les exercices créatifs après m’ennuient. Je me sens complètement déraillé. Je n’ai pas envie, mais continue quand même et essaie surtout d’accepter mon état. Ça ne sert à rien de forcer. Je reconnais l’envie d’arriver au bout de la séance…
J11 – jeudi 21/01/2021 – Avoir un but concret : un spectacle !
L’entraînement prend 1h45min. Je le cale juste avant que je dois partir pour jouer un spectacle avec les Improfessionals dans une entreprise. Ça fait plus d’un an que je n’ai pas fait d’impro. La dernière fois c’était à l’Improviste à Bruxelles en décembre 2019, invité par mon amie Kelly Agathos qui dirige la compagnie ImproBubble. J’oriente mon entraînement vers les qualités dont le spectacle aura besoin : énergie, entrain, imagination, expression verbale. Dès les exercices de mouvement je sens que c’est différent par rapport aux autres jours. Je suis d’attaque au lieu de « rester en arrière » dans une position d’observation. Tourné vers l’extérieur, vers le monde. Quelle différence dans l’intention et l’attitude ! Avoir un objectif concret ça change tout. Évidemment. J’aborde les six matières de manière ludique. Je joue pour de vrai avec ce qui est là, autour de moi, au lieu de me focaliser exclusivement sur mon expérience intérieure. Je me retrouve sous mon bureau, puis sous – et sur – la table de cuisine. Je verse du café au sol parce que je me perds un instant dans la forme de la cafetière (j’observe comment l’ouverture – un cercle – devient une ellipse et finalement une ligne quand je l’incline). Je fais six minutes de Mouvement au ralenti parce que j’aime ça. Puis je passe dans l’univers de Francis Bacon avec ses sentiments charnels et visions tordues que j’obtiens en malaxant mon visage comme si c’était de la viande. C’est en train de devenir tout un exercice à part. Je fais des lectures à haute voix en anglais uniquement en bien goûtant les mots. Les 7 solos sont tournés vers l’imaginaire. Je crée des personnages et joue des situations absurdes. Je m’amuse. J’ai hâte de jouer avec les autres.
J12 – vendredi 22/01/2021 – Comme une espèce de clown désespéré
J’essaie de copier le succès d’hier tout en sachant que ça ne marche quasiment jamais… Pour la partie purement corporelle ça marche très bien. C’est une opération technique facile à gérer. Pour les six matières, je retrouve à peu près la moitié de l’intérêt que j’ai éprouvé hier. Je trouve quelques nouvelles perspectives sur mon demeure. L’exercice de Francis Bacon devient encore plus intéressant en se regardant dans un miroir. C’est une expérience rimbaldienne : je vois vraiment un autre. Ce visage n’est pas moi, et pourtant je le ressens pour de vrai. Pendant le mouvement au ralenti, je note que c’est du grand n’importe quoi – au sens péjoratif du terme – quand le mouvement n’est pas spécifique. Ça correspond à la vérité générale de cette séance : n’ayant pas d’objectif concret en vue, pourquoi je le fais ? Je peux très bien faire semblant. J’ai assez de discipline pour ça. Je suis parfaitement capable de m’entraîner pour m’entraîner. Mais ça ce n’est que l’obstination de quelqu’un de fondamentalement perdu. Devenir virtuose et perdre son âme – non merci. Bon, je continue. À un moment donné, j’ai un presque-déclic, très furtif. Il y a – quelque part dans le brouillard – quelque chose que j’ai envie de travailler artistiquement. Pour en faire quelque chose qui vaut d’être partagé. Quelque chose qui pourrait provoquer des sentiments, des interrogations ressenties… Hmm. Je dois continuer à pénétrer dans ce brouillard. Je me souviens maintenant que j’ai eu le même pressentiment plus tôt dans la semaine. Au moins une fois. Et avant ça aussi. La prochaine fois que ça m’arrive, l’effleurement de ce « quelque chose », je dois le poursuivre. Voilà un objectif pour la suite. C’est comme aller à la pêche. Je n’ai qu’à bien choisir l’hameçon et l’appât, chercher un bon endroit et patienter… Pour les 7 solos, je m’amuse à ne pas improviser. Ou faire semblant de ne pas improviser. Ou essayer de convaincre quelqu’un que ce que je suis en train de faire n’est pas de l’improvisation, mais de la création, de l’interprétation, du jeu… Tout ça à haute voix en anglais. C’est drôle. Comme une espèce de clown désespéré. Je me sens très bien après.
J13 – samedi 23/01/2021 – Pause
Un vrai sentiment de week-end.
J14 – dimanche 24/01/2021 – Pause
Je réfléchis quand même à la semaine d’entraînement à venir.
Troisième semaine : marionnette et marionnettiste
J15 – lundi 25/01/2021 – Recadrage
D’abord je me pose une bonne demi-heure pour résumer les réflexions que je me suis faites pendant le week-end à propos de mon entraînement. Surtout les objectifs. Pourquoi je le fais. Conclusion : d’abord, c’est pour me sentir bien, le pur bien-être. Puis il y a le « R&D » (recherche et développement) qui se scinde en deux : technique/didactique et esthétique/artistique. C’est la dernière partie où je tourne en rond. Je ne sais pas ce que je veux. Au lieu d’improviser à l’aveugle, je vais mettre les 7 solos de côté pour un moment, me recentrer sur les six matières et là-dedans me laisser guider uniquement par ce qui m’intéresse. Laisser venir. Raccourcir un peu le programme c’est bien aussi. Sinon ça risque seulement de devenir une corvée. Je fais 30 minutes de respiration, 20 minutes de mouvement, 36 minutes de recherche. C’est très bien. Pendant les 36 minutes je travaille et joue presque uniquement avec les bras et les mains. Je ne « développe » rien, mais je trouve des choses qui m’intéressent. Très satisfaisant. C’est presque un soulagement de ne pas être « créatif » (au sens de créer de la fiction). Ça donne à réfléchir…
J16 – mardi 26/01/2021 – Séance bâclée
Je fais presque pareil qu’hier. Sauf je fais seulement la moitié de la partie recherche. Je dois partir en banlieue au milieu de la journée pour donner un cours d’impro en anglais dans un collège. Pour être sûr de pouvoir partir à l’heure je prends ma douche et mon déjeuner en finissant ma recherche dans l’Espace, l’Émotion, le Temps. Enfin j’essaie. Ça marche par moment. La logique des actions quotidiennes est forte. J’ai surtout l’impression de faire un exercice de développement personnel du style « vivre le quotidien en pleine conscience ». Pour dire ce qu’il en est : j’ai bâclé la fin de l’entraînement. Je ne suis pas très satisfait de la matinée en partant. Avant d’avoir bâclé, je me suis concentré sur les jambes, le contact au sol, la gravité. Au moins il y avait ça.
J17 – mercredi 27/01/2021 – Apparemment j’ai envie…
Superbe séance aujourd’hui. J’aurais pu continuer ! Les exercices de respiration marchent vraiment mieux à jeun. Je suis en général plus réceptif à tout quand je n’ai pas mangé depuis au moins une dizaine d’heures. Hier et avant-hier je me suis concentré sur la fluidité de l’enchaînement pendant Core Mechanics et cetera, aujourd’hui je fais les mouvements le plus rapidement possible. Ça me donne une bonne énergie – une bonne humeur – pour l’exploration des six matières. Les hanches et le bassin sont à l’honneur. C’est un choix spontané. L’ordre aussi : Mouvement, Émotion, Forme, Espace, Temps, Histoire. Pour les quatre premières matières c’est de la pure recherche. J’expérimente, j’observe, je note (mentalement). Puis quand j’arrive au Temps – je commence spontanément à développer des rythmes. (Ça aide sans doute qu’il y a un rythme extérieur très présent : les bruits réguliers de la machine à laver que j’ai mise en marche après les exercices de respiration.) Je délaisse mon attitude désintéressée, propre à la recherche fondamentale, et poursuis simplement ce qui se meut en moi. Je fais ce que je fais parce qu’apparemment j’ai envie de le faire. Je danse. Finalement, en Histoire, je me trouve tout de suite à jouer avec une logique de marionnette. Une histoire où le drame se joue dans la divergence entre un fil (unique) attaché à la tête et la volonté des jambes. Il y a de quoi faire ! J’imagine bien un numéro à partir de ça.
J18 – jeudi 28/01/2021 – Trop tard
La journée commence bien, je fais les exercices de respiration dans le lit dès que je me réveille et garde le reste pour l’après-midi. Au final, je commence assez tard, trop tard, vers 17h. Plus très motivé. J’écoute le seul album que j’ai de Bremer/McCoy. Très « easy listening », très doux, pas forcément une bonne idée. Je suis expéditif dans les exercices de mouvement, ça fait monter l’énergie et curieusement ça améliore la qualité de mes presque-équilibres. Pour les six matières, je commence encore avec Mouvement – en jouant avec le sens de l’équilibre je trouve une qualité de mouvement qui m’intéresse et qui devient une sorte de danse. En Histoire je reprends la logique de la marionnette d’hier. Il me faut quelques minutes pour vraiment entrer dedans. L’aspect qui m’intéresse le plus aujourd’hui est simplement de rester debout, le haut du corps affalé, penché en avant.
J19 – vendredi 29/01/2021 – Musique et spontanéité
Je fais la respiration dès le matin comme hier. Le reste au début de l’après-midi en écoutant David Bowie (Black Star en entier, puis le début de Live at the Beeb). J’essaie de faire un maximum des mouvements avec les yeux fermés. Expérience très différente. Je suis beaucoup plus conscient des sensations. Par contre, je perds facilement l’équilibre. Dans chacune des six matières c’est la spontanéité qui règne. Je me laisse influencer par la musique. Surtout dans Temps et Émotion. La relation entre rythme et sentiment est fascinante. La qualité des sons – y compris la voix de David Bowie – joue aussi. Encore une fois je reviens à la logique de la marionnette. Considérer les jambes comme indépendantes et ayant leur propre vie m’amuse toujours. J’ajoute un fil en bas du dos pour pouvoir jouer avec l’inclinaison du bassin aussi. Je dois relire Kleist.
J20 – samedi 30/01/2021 – Pause
Encore l’impression d’avoir un vrai week-end…
J21 – dimanche 31/01/2021 – Montmartre – BnF aller-retour
Je me balade dans Paris pendant presque six heures avec un bon ami. Artiste peintre, il sait voir. C’est une véritable expédition. Nous voyons plein de choses. Un entraînement tout naturel et sans effort.
Quelques conclusions
1° Je retiens la nécessité pour moi de revenir à ce que j’appelle « la base de la base » : corps & perception.
2° Aussi l’importance d’avoir un objectif personnel. Quelque chose qui s’impose de l’intérieur. (Je n’ai pas terminé de réfléchir là-dessus. Ni en général ni en particulier.)
3° Et surtout : me tourner vers le monde. Ce sont les autres – dont vous, si vous avez lu jusqu’ici ! – qui au final donnent un sens à ce que je fais.
Rien de très nouveau dans tout ça. Mais il y a une sacrée différence entre croire le savoir et le réactualiser dans la pratique.
Mettre des mots sur mon expérience dans un journal d’entraînement m’aide à comprendre où j’en suis. C’est évident. Et tout aussi important, plus tard : à voir par où je suis passé. Les bêtises, les illusions, les joies et les illuminations. Il y en aura encore de toutes sortes. C’est la vie…
Merci pour ce délicat exercice qui donne envie de se mettre au travail !
Merci pour l’effort et le partage. Intéressant journal, dont la lecture permet de se sentir moins seul dans les galères et les joies de l’entraînement 🙂
Je suis ravi de savoir que mon journal a pu vous servir ainsi !
Merci pour ces observations qui me donnent l’envie de poursuivre la « recherche ». Cela m’a déjà beaucoup apporté jusqu’ici tes cours notamment sur plusieurs aspects (corps mouvement énergie qualité de mes représentations)
Alors merci !
Très content de l’entendre ! À bientôt !