Comment se sentir vivant sur scène ?

par Caspar Schjelbred

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Comment remplir toute une salle de vie, si on n’est pas soi-même plei­ne­ment vivant ? Si on n’est pas bour­ré de vie ?

Quand vous montez sur scène, vous vous trou­vez dans un vide que vous devez faire vibrer grâce à votre corps et à votre voix. C’est là le cœur même du métier de comédien.

La base de la profes­sion est d’être plei­ne­ment vivant, plei­ne­ment présent, plei­ne­ment humain – sans se soucier du juge­ments des spectateurs.

Pour se glis­ser dans la peau de tous types de person­nages, il faut être plutôt désin­hi­bé. Libre comme un enfant, un ivrogne, une rock star…

Que faire pour être non seule­ment plein de vie, mais pour en débor­der ? Comment se sentir vivant ? 

Voyons ce que nous pour­rions apprendre d’une étude théâ­trale de l’ivresse et du rock’n’roll !

Incarner la désinhibition des ivrognes et des rock stars

Les ivrognes et les rock stars ont surtout ceci en commun : ils ont peu ou pas d’in­hi­bi­tions devant les autres. Travailler leurs arché­types respec­tifs peut nous aider à toucher du doigt une espèce de désin­hi­bi­tion primaire.

Ça permet au comé­dien de :

  • mobi­li­ser son éner­gie autrement,
  • agran­dir sa palette de jeu,
  • et trou­ver plus de liber­té créa­tive sur scène.

À condi­tion bien sûr de ne pas se limi­ter aux images conve­nues des figures de l’ivrogne et de la rock star, mais d’en­trer corps et âme dans leur essence même.

Carte blanche pour la beuverie et la frivolité ?

Non ! Préci­sons tout de suite qu’il ne s’agit ni de se mettre à boire avant de monter sur scène, ni de faire n’im­porte quoi, ni de gonfler son ego hors de proportion.

S’il faut boire pour se sentir vivant, il y a un vrai problème.

La désin­hi­bi­tion du vrai ivrogne est évidem­ment dû à l’al­cool ; alors que pour la vraie rock star (celle dont l’at­ti­tude n’est pas qu’une masca­rade), elle vient d’une autre forme d’ivresse, celle de la musique.

Si, par contre, la rock star vire dans la vani­té et commence à s’enor­gueillir aux dépens d’au­trui, elle n’est plus vrai­ment rock’n’­roll, mais seule­ment une imbé­cile lamentable.

La ques­tion qui nous inté­resse ici, c’est comment l’ivresse et le rock’n’­roll peuvent servir l’art du comédien.

Il faut surtout pas prendre l’ex­plo­ra­tion créa­tive de ces deux états d’être comme une excuse pour se four­voyer dans l’in­cons­cience ou dans un compor­te­ment poten­tiel­le­ment destructif.

Autre­ment dit :

Don’t be fucking stupid.

Keith Richards des Rolling Stones

Keith Richards, incar­na­tion – et survi­vant – du mythe « sex, drugs and rock’n’roll ».

L’étude pratique de l’ivresse et du rock’n’roll

En termes plus « péda­go­giques », la propo­si­tion d’étu­dier l’ivresse et le rock’n’­roll n’est autre que de travailler le fameux lâcher prise et la confiance.

Il s’agit d’en­trer concrè­te­ment dans les manières d’être des ivrognes et des rock stars :

Comment ils bougent, comment ils occupent l’espace, comment ils s’adressent au monde, aux autres, voire à eux-mêmes…

Ceci non seule­ment pour mieux les repré­sen­ter, mais surtout pour trans­po­ser leur esprit, leur atti­tude, leur véri­té – souvent tragi­co­mique – à n’importe quel rôle.

Distiller la vie – jusqu’à la goutte de trop

Si nous commen­çons par l’ivresse, il faut bien sûr s’en­traî­ner à jouer les étapes progres­sives de l’en­ivre­ment. Comme l’ont fait les comé­diens de Drunk (Thomas Vinter­berg, 2020).

Se sentir vivant, puis très vivant, enfin trop vivant. Lais­ser couler la vie jusqu’au débordement.

S’amu­ser à jouer les effets sur le mouve­ment ; les effets psycho­lo­giques ; le chan­ge­ment de compor­te­ment social ; le délie­ment de la langue.

Inter­pré­ter les actions de la chan­son J’ai bu de Charles Azna­vour serait un très bon début (je préfère la version de mon compa­triote Georges Ulmer).

Par exemple :

Sur le palier
Le trou de serrure joue à cache-cache
Avec sa clef
Ma maison a une drôle de mine
Tous les objets font philippine

Je bois
Le trot­toir n’est plus assez grand pour moi
En titu­bant je crie à pleine voix
Les flics sont des petits potes à moi
Je bois

Le mouve­ment, les sensa­tions corpo­relles, c’est bien sûr la clef pour se sentir vivant.

Ensuite, sans forcé­ment gueu­ler, l’as­pect verbal de la désin­hi­bi­tion est tout aussi impor­tant – surtout pour l’im­pro­vi­sa­tion théâtrale.

Les enfants et les ivrognes disent la vérité.

proverbe danois

In vino veritas

Balbu­tier comme un ivrogne est tout d’abord un bon exer­cice pour faire dire au person­nage ce qu’il pense vrai­ment. Voire pour nettoyer notre propre cerveau de nos quatre véri­tés et épar­gner les autres de nos pensées les plus basses (justi­fiées ou pas).

En théâtre d’im­pro­vi­sa­tion, être plus direct – ou moins poli –, c’est un moyen simple d’aug­men­ter les enjeux drama­tiques d’une scène.

Sinon, le mono­logue ivre est surtout une occa­sion pour l’im­pro­vi­sa­teur de se lancer dans une envo­lée lyrique ou abracadabrantesque.

Puis il y a aussi le dialogue ivre – un exer­cice parfait pour pous­ser l’in­ter­pré­ta­tion erro­née jusqu’à l’absurde.

– Mais, mais, mais… est-ce que ça a du sens, ce qu’on dit alors ?

Peut-être. On risque le grand n’im­porte quoi et l’ef­fron­te­rie autant que la poésie.

On s’en fiche : on ouvre la bouche quand même. On fait des sons. On sent des mots s’ag­glu­ti­ner en phrases plus ou moins cohé­rentes. On accepte.

Et parfois on se casse la gueule. C’est juste­ment ça l’idée de jouer l’ivrognerie.

Se lâcher. Se sentir vivant. Voir ce qui arrive.

Yeah, it’s alright now…

Passons au rock’n’roll.

Soyons clair : c’est avant tout une ques­tion d’at­ti­tude.

Vous pouvez très bien être rock’n’­roll sans écou­ter ou aimer ce genre de musique. Vous n’êtes pas obli­gé de vous habiller comme une rock star non plus. Vous pouvez même (parfois) sortir sans porter des lunettes de soleil.

Ce qui compte, c’est d’être soi-même… et comment !

– Mais qu’est-ce que ça veut dire ???

Pas grand-chose. L’ex­pres­sion « être soi-même » est parfai­te­ment fourbe.

Être rock’n’­roll, par contre, c’est pur. Voici comment il faut le comprendre :

Être rock’n’­roll, c’est faire ce qu’on aime et l’as­su­mer plei­ne­ment. C’est-à-dire ouver­te­ment et sans forcé­ment en faire un spectacle.

Celui qui est vrai­ment libre n’a que faire de paraître libre.

Alors un très bon début pour s’en­traî­ner, c’est de prendre l’ex­pres­sion rock’n’­roll à la lettre et de se mettre à « balan­cer et rouler ».

Autre­ment dit : se mettre à danser libre­ment – n’im­porte où et sur n’im­porte quelle musique – comme si personne ne regar­dait.

Il faut pouvoir être le centre natu­rel de l’at­ten­tion sans s’af­fec­ter, sans se cacher derrière une posture. Être capable de bouger et parler avec aisance, danser et chan­ter n’im­porte comment.

Se lâcher ou ne pas se lâcher : telle est la question

En impro­vi­sa­tion théâ­trale on entend souvent qu’il faut prendre des risques. C’est vrai, mais c’est trop souvent assi­mi­lé à une prise de risque d’ordre narra­tif. On « ose l’er­reur », mais on est encore très loin du rock’n’roll.

Ce qu’il faut, c’est se risquer entiè­re­ment, y mettre du corps.

Et du cœur.

Il faut oser aller « trop loin » dans son expres­sion. Et où c’est, on ne peut pas le savoir d’avance. Sinon ce n’est qu’une provo­ca­tion ridicule.

Pour la plupart d’entre nous, êtres civi­li­sés et bien élevés, s’es­sayer à la perfor­mance scénique des rock stars c’est déjà quelque chose : 

Se lais­ser aller à la musique, voire à la désin­vol­ture, danser comme un cinglé, pous­ser des cris, chan­ter des mots qui ne veulent rien dire, faire de l’esbroufe…

Mais aussi : garder son cool dans les situa­tions les plus roc(k)ambolesques.

Comment se sentir vivant ?

En résu­mé, un bon comé­dien se doit d’être plei­ne­ment vivant. Et ça ce n’est jamais gagné d’avance.

Il faut s’en­traî­ner, travailler et jouer pour se main­te­nir en forme. Répondre aux ques­tions fonda­men­tales, non pas une fois pour toutes, mais quotidiennement.

Comment se sentir vivant ?

  • Pour sentir son corps : bouger autre­ment qu’à l’ha­bi­tude, aller au-delà du mouve­ment fonc­tion­nel, s’éti­rer comme un chat, jouer comme un chien.
  • Pour sentir son esprit : inves­tir son imagi­na­tion, expri­mer son imagi­na­tion, en gestes, en paroles, dire ou écrire ce qu’on ressent et ce qu’on pense.
  • Culti­ver ses inté­rêts. Pour­suivre ce qu’on aime. Rester curieux.
  • Avoir envie. Se rappe­ler de sa volon­té de vivre.

– Quoi ? Comment faire ça, concrètement ?

Rete­nez votre respi­ra­tion jusqu’à ce que vous ayez envie de conti­nuer à vivre.

N’at­ten­dez pas le prochain stage d’im­pro­vi­sa­tion Ivresse & rock’n’roll –

Mettez une chan­son que vous aimez. Bougez, dansez, mimez tous les instruments.

Écla­tez-vous, bordel !

Et surtout, ramas­sez-vous après.

Published: décembre 20, 2021

Last modified: juin 6, 2023

  • Très bon la vidéo de Jon Spen­cer Blues Explo­sion : Foutre le bordel et partir (pas fuir) !

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