Comment remplir toute une salle de vie, si on n’est pas soi-même pleinement vivant ? Si on n’est pas bourré de vie ?
Quand vous montez sur scène, vous vous trouvez dans un vide que vous devez faire vibrer grâce à votre corps et à votre voix. C’est là le cœur même du métier de comédien.
La base de la profession est d’être pleinement vivant, pleinement présent, pleinement humain – sans se soucier du jugements des spectateurs.
Pour se glisser dans la peau de tous types de personnages, il faut être plutôt désinhibé. Libre comme un enfant, un ivrogne, une rock star…
Que faire pour être non seulement plein de vie, mais pour en déborder ? Comment se sentir vivant ?
Voyons ce que nous pourrions apprendre d’une étude théâtrale de l’ivresse et du rock’n’roll !
Incarner la désinhibition des ivrognes et des rock stars
Les ivrognes et les rock stars ont surtout ceci en commun : ils ont peu ou pas d’inhibitions devant les autres. Travailler leurs archétypes respectifs peut nous aider à toucher du doigt une espèce de désinhibition primaire.
Ça permet au comédien de :
- mobiliser son énergie autrement,
- agrandir sa palette de jeu,
- et trouver plus de liberté créative sur scène.
À condition bien sûr de ne pas se limiter aux images convenues des figures de l’ivrogne et de la rock star, mais d’entrer corps et âme dans leur essence même.
Carte blanche pour la beuverie et la frivolité ?
Non ! Précisons tout de suite qu’il ne s’agit ni de se mettre à boire avant de monter sur scène, ni de faire n’importe quoi, ni de gonfler son ego hors de proportion.
S’il faut boire pour se sentir vivant, il y a un vrai problème.
La désinhibition du vrai ivrogne est évidemment dû à l’alcool ; alors que pour la vraie rock star (celle dont l’attitude n’est pas qu’une mascarade), elle vient d’une autre forme d’ivresse, celle de la musique.
Si, par contre, la rock star vire dans la vanité et commence à s’enorgueillir aux dépens d’autrui, elle n’est plus vraiment rock’n’roll, mais seulement une imbécile lamentable.
La question qui nous intéresse ici, c’est comment l’ivresse et le rock’n’roll peuvent servir l’art du comédien.
Il faut surtout pas prendre l’exploration créative de ces deux états d’être comme une excuse pour se fourvoyer dans l’inconscience ou dans un comportement potentiellement destructif.
Autrement dit :
Don’t be fucking stupid.
L’étude pratique de l’ivresse et du rock’n’roll
En termes plus « pédagogiques », la proposition d’étudier l’ivresse et le rock’n’roll n’est autre que de travailler le fameux lâcher prise et la confiance.
Il s’agit d’entrer concrètement dans les manières d’être des ivrognes et des rock stars :
Comment ils bougent, comment ils occupent l’espace, comment ils s’adressent au monde, aux autres, voire à eux-mêmes…
Ceci non seulement pour mieux les représenter, mais surtout pour transposer leur esprit, leur attitude, leur vérité – souvent tragicomique – à n’importe quel rôle.
Distiller la vie – jusqu’à la goutte de trop
Si nous commençons par l’ivresse, il faut bien sûr s’entraîner à jouer les étapes progressives de l’enivrement. Comme l’ont fait les comédiens de Drunk (Thomas Vinterberg, 2020).
Se sentir vivant, puis très vivant, enfin trop vivant. Laisser couler la vie jusqu’au débordement.
S’amuser à jouer les effets sur le mouvement ; les effets psychologiques ; le changement de comportement social ; le déliement de la langue.
Interpréter les actions de la chanson J’ai bu de Charles Aznavour serait un très bon début (je préfère la version de mon compatriote Georges Ulmer).
Par exemple :
Sur le palier
Le trou de serrure joue à cache-cache
Avec sa clef
Ma maison a une drôle de mine
Tous les objets font philippine
Je bois
Le trottoir n’est plus assez grand pour moi
En titubant je crie à pleine voix
Les flics sont des petits potes à moi
Je bois
Le mouvement, les sensations corporelles, c’est bien sûr la clef pour se sentir vivant.
Ensuite, sans forcément gueuler, l’aspect verbal de la désinhibition est tout aussi important – surtout pour l’improvisation théâtrale.
Les enfants et les ivrognes disent la vérité.
proverbe danois
In vino veritas…
Balbutier comme un ivrogne est tout d’abord un bon exercice pour faire dire au personnage ce qu’il pense vraiment. Voire pour nettoyer notre propre cerveau de nos quatre vérités et épargner les autres de nos pensées les plus basses (justifiées ou pas).
En théâtre d’improvisation, être plus direct – ou moins poli –, c’est un moyen simple d’augmenter les enjeux dramatiques d’une scène.
Sinon, le monologue ivre est surtout une occasion pour l’improvisateur de se lancer dans une envolée lyrique ou abracadabrantesque.
Puis il y a aussi le dialogue ivre – un exercice parfait pour pousser l’interprétation erronée jusqu’à l’absurde.
– Mais, mais, mais… est-ce que ça a du sens, ce qu’on dit alors ?
Peut-être. On risque le grand n’importe quoi et l’effronterie autant que la poésie.
On s’en fiche : on ouvre la bouche quand même. On fait des sons. On sent des mots s’agglutiner en phrases plus ou moins cohérentes. On accepte.
Et parfois on se casse la gueule. C’est justement ça l’idée de jouer l’ivrognerie.
Se lâcher. Se sentir vivant. Voir ce qui arrive.
Yeah, it’s alright now…
Passons au rock’n’roll.
Soyons clair : c’est avant tout une question d’attitude.
Vous pouvez très bien être rock’n’roll sans écouter ou aimer ce genre de musique. Vous n’êtes pas obligé de vous habiller comme une rock star non plus. Vous pouvez même (parfois) sortir sans porter des lunettes de soleil.
Ce qui compte, c’est d’être soi-même… et comment !
– Mais qu’est-ce que ça veut dire ???
Pas grand-chose. L’expression « être soi-même » est parfaitement fourbe.
Être rock’n’roll, par contre, c’est pur. Voici comment il faut le comprendre :
Être rock’n’roll, c’est faire ce qu’on aime et l’assumer pleinement. C’est-à-dire ouvertement et sans forcément en faire un spectacle.
Celui qui est vraiment libre n’a que faire de paraître libre.
Alors un très bon début pour s’entraîner, c’est de prendre l’expression rock’n’roll à la lettre et de se mettre à « balancer et rouler ».
Autrement dit : se mettre à danser librement – n’importe où et sur n’importe quelle musique – comme si personne ne regardait.
Il faut pouvoir être le centre naturel de l’attention sans s’affecter, sans se cacher derrière une posture. Être capable de bouger et parler avec aisance, danser et chanter n’importe comment.
Se lâcher ou ne pas se lâcher : telle est la question
En improvisation théâtrale on entend souvent qu’il faut prendre des risques. C’est vrai, mais c’est trop souvent assimilé à une prise de risque d’ordre narratif. On « ose l’erreur », mais on est encore très loin du rock’n’roll.
Ce qu’il faut, c’est se risquer entièrement, y mettre du corps.
Et du cœur.
Il faut oser aller « trop loin » dans son expression. Et où c’est, on ne peut pas le savoir d’avance. Sinon ce n’est qu’une provocation ridicule.
Pour la plupart d’entre nous, êtres civilisés et bien élevés, s’essayer à la performance scénique des rock stars c’est déjà quelque chose :
Se laisser aller à la musique, voire à la désinvolture, danser comme un cinglé, pousser des cris, chanter des mots qui ne veulent rien dire, faire de l’esbroufe…
Mais aussi : garder son cool dans les situations les plus roc(k)ambolesques.
Comment se sentir vivant ?
En résumé, un bon comédien se doit d’être pleinement vivant. Et ça ce n’est jamais gagné d’avance.
Il faut s’entraîner, travailler et jouer pour se maintenir en forme. Répondre aux questions fondamentales, non pas une fois pour toutes, mais quotidiennement.
Comment se sentir vivant ?
- Pour sentir son corps : bouger autrement qu’à l’habitude, aller au-delà du mouvement fonctionnel, s’étirer comme un chat, jouer comme un chien.
- Pour sentir son esprit : investir son imagination, exprimer son imagination, en gestes, en paroles, dire ou écrire ce qu’on ressent et ce qu’on pense.
- Cultiver ses intérêts. Poursuivre ce qu’on aime. Rester curieux.
- Avoir envie. Se rappeler de sa volonté de vivre.
– Quoi ? Comment faire ça, concrètement ?
Retenez votre respiration jusqu’à ce que vous ayez envie de continuer à vivre.
N’attendez pas le prochain stage d’improvisation Ivresse & rock’n’roll –
Mettez une chanson que vous aimez. Bougez, dansez, mimez tous les instruments.
Éclatez-vous, bordel !
Et surtout, ramassez-vous après.
Très bon la vidéo de Jon Spencer Blues Explosion : Foutre le bordel et partir (pas fuir) !
Bien vu ! Partir, pas fuir. Bonne devise pour les sorties de scène, surtout si on n’a pas fait la meilleure improvisation du monde !