Dictionnaire des sentiments en improvisation théâtrale
« L’impro, c’est génial »
Oui, et pour qu’elle le soit, il n’y a pas que le côté artistique à gérer. Il y a aussi tous les sentiments et émotions que l’on ressent personnellement. Ce que les spectateurs perçoivent d’un spectacle d’impro théâtrale n’est que la surface de tout ce qui se passe sur et en dehors de la scène.
En dessous bouillonne la vie secrète des improvisateurs.
Ce dictionnaire des sentiments met des mots dessus. Vous allez sans doute vous reconnaître dans plusieurs. Et peut-être enfin comprendre ce coéquipier qui parfois a l’air perdu…
dictionnaire des sentiments
en improVISATION théâtrale
Les vingt-trois premiers mots ont été empruntés à John Koenig. Les autres sont de mon invention.
Sentiment quand on se rend compte que ses partenaires de scène ont des idées tout aussi bonnes que les siennes.
L’intensité ambigüe de regarder son partenaire de scène dans les yeux et se sentir en même temps statut haut et statut bas.
Impression subtile, mais tenace, de ne pas être dans la bonne scène ou dans le bon spectacle et de secrètement projeter la faute sur les autres.
État doux-amer de voleter au-dessus de la scène que l’on est en train de jouer et voir comment elle va se développer, mais ne pas être en mesure de le communiquer à soi-même.
L’étrange nostalgie ressentie quand le public donne un thème que l’on a joué maintes fois auparavant.
La prise de conscience quelque peu dérangeante de la puissance de sa propre imagination créatrice.
Atmosphère angoissante et morne d’une salle de répétition habituellement pleine d’improvisateurs, maintenant déserte et sans aucun bruit.
Désir inexplicable de refuser des propositions parfaitement valables, même des idées que l’on trouve géniales.
Compulsion de se jouer des scénarios hypothétiques dans la tête pendant l’improvisation.
La tranquillité enveloppée que l’on ressent hors-scène pendant une improvisation en train d’échouer lamentablement.
La frustration de très bien mimer un objet sachant qu’il y a des milliers des mimes qui savent mieux le faire.
L’abrutissement subi dans une scène où tout le monde parle, mais personne n’écoute.
La tristesse que l’on ne saura jamais ce que deviendra son concept d’impro quand il sera joué par des inconnus à l’avenir.
État d’épuisement inspiré par des blagues niaises et des gags faciles.
Le désir pervers d’avoir un blanc en plein milieu d’une scène et vivre le catastrophe de ne pas savoir quoi dire ou faire.
La tendance à renoncer à ses propres idées parce que les autres ne sont pas capables de les comprendre dans l’immédiat.
La frustration due au temps qu’il faut pour établir la relation entre les personnages dans une scène.
Le sentiment après un stage quand on se rend compte que la seule chose qui reste est une photo de groupe sur Facebook.
La dure prise de conscience que l’intrigue du long form que l’on est en train de jouer n’a plus aucun sens.
La frustration d’être coincé dans un seul personnage et dans une seule perspective sur l’histoire.
Le désir de ne plus se soucier d’être bon sur scène.
La lassitude irréparable devant les mêmes vieux clichés proposés pour la énième fois et exactement de la même manière que d’habitude.
La conscience aiguë que la perspective du public sur ce qui se passe sur scène est meilleure que la sienne.
Le mélange de surprise et de fierté d’avoir casé une référence culturelle connue par tout le monde, mais que personne ne voyait venir (y compris soi-même).
La tentation irrésistible de faire un jeu de mots au détriment de la trame narrative.
La suspicion de ne pas être inclus ni dans le jeu de la scène ni dans la construction narrative.
La bouffée de joie que l’on ressent quand on entre en connexion avec un nouveau partenaire de scène pour la première fois.
L’oscillation entre envie et pas envie d’aller sur scène quand c’est évident que l’impro en cours a besoin que quelqu’un entre.
Le réconfort que l’on éprouve quand le développement d’une scène confirme toutes ses habitudes d’improvisateur.
L’excitation d’être sur scène et de ne pas savoir ce que l’on fait, mais le faire quand même.
Le regret qui surgit quand on se rend compte que son intuition était parfaite, mais que c’est trop tard maintenant, une seconde après.
Le besoin de pratiquer l’impro comme le font les américains, notamment en exagérant son enthousiasme et en utilisant le même vocabulaire.
Le mélange satisfaisant de certitude morale et de reconnaissance quand on explique du haut de son expérience ce que l’impro devrait être et que tout le monde est d’accord.
Le sentiment de planer au-dessus de tous les débats sur l’impro parce qu’on comprend, accepte et pardonne tout.
Le site web The Dictionary of Obscure Sorrows de John Koenig existe depuis 2006. Ce n’est qu’en 2021 que le livre a été publié. Comme quoi ça peut servir à persévérer – même si on est hanté par des chagrins obscurs.
Published: octobre 23, 2022
Last modified: octobre 10, 2023
Enfin des mots sur ce qu’on ressent. Merci.
Je vous en prie !